Les chansons sont l’histoire d’un peuple, vous pouvez apprendre plus sur
les gens en écoutant leurs chansons que de toute autre manière, car dans les
chansons s’expriment toutes les expériences et toutes les blessures, toutes
les colères, toutes les craintes, tous les besoins et toutes les aspirations »
John Steinbeck
Les expressions culturelles issues de l’esclavage africain dans le monde sont d’une diversité éblouissante, fruits de syncrétismes humains, culturels, linguistiques, religieux ou environnementaux très variés. Transmises au fil des siècles plus ou moins fidèlement aux traditions, codes et instrumentarium d’origine, plus ou moins métissées aux particularismes locaux, elles se retrouvent et prennent sens commun dans un contexte d’émergence uniformément tragique.
Exil, déportation, privation de liberté, maltraitance, esclavage, elles grondent toutes en résistance. Dans une subversion parfois mortellement réprimée, loin d’être un simple divertissement ou exutoire amusé, ces danses et musiques collectives rythmées célèbrent les ancêtres si distants et les Dieux pluriels, réinvestis dans les éléments naturels locaux. Elles sont prières, cris, lieu d’existence et de motricité vitale dans un contexte d’oppression absolue. Elles sont survie, dernier retranchement, refuge ultime.
Les tambours, instruments symboliques et identitaires, africains par excellence, outil de communication international avant l’heure, résonnent avec la même ferveur en Colombie, au Brésil, en Guadeloupe, en Martinique, à la Réunion ou au Maghreb. Ils rassemblent et dénoncent, dans un même élan, la tyrannie des hommes sur d’autres. Ils accueillent la colère et l’absurde injustice. Et lorsque les tambours sont interdits, comme aux Etats-Unis, il reste la voix et les objets du quotidien. Gospels ardents, chants de travail dans les exploitations agricoles ou dans les mines rythmés de claquement de machettes ou bottes en caoutchouc. Tout est musique, qui fait du bruit ou claque de façon organisée, collective et sensée. Meta-expression ou communication secrète, la musique est là où on ne l’attend pas.
Un bidon de pétrole, comme à Trinidad, un futs de vin, comme en Guadeloupe, un tronc évidé, un seau, une casserole, un tube, une bouteille en verre…le quotidien est magnifié. Récupération, recyclage, débrouille, malice et bricolage, la poésie sort de l’ordinaire et des rebuts.
Cloches de métal, calebasses évidées remplies de graines ou en-maillées de coquillages et perles, hochets tressés en rotin, batons entrechoqués, racleurs improvisés, conques marines et lambis, les instruments voyagent, se défont ou se refont avec les matériaux locaux à disposition et les éléments de la Nature.
Omniprésente dans les tâches du quotidien, la musique offre un cadre identitaire au groupe. Elle est repère, temporalité, structure, cadre dans des communautés d’êtres déshumanisés.
Dans toutes ces cultures, quand elle n’accompagne pas le travail, elle est quasi unanimement exécutées dans une forme « circulaire » : une assemblée forme l’arène, des musiciens (en majorité, percussionnistes) sont installés à une extrémité de l’arène et des danseurs entrent et sortent de l’espace en toute connivence avec les musiciens. Toute transmission est orale et ancrée dans les moments du quotidien. Naissance, travail, deuil, initiation…tout s’enrubanne de musique, dans une participation collective inaliénable.
Le cercle humain, symbolique de l’espace commun reconstitué en chaque circonstance, accueille donc musiciens et danseurs. L’assemblée, loin d’assister passivement, intervient en donnant la « réponse » au chanteur-meneur (répétition de la phrase du meneur en chœur) ou en claquant des mains, en signe d’encouragement.
Moment de partage, de participation, de cohésion sociale, de création commune et d’expression identitaire, l’expérience musico-chorégraphique est écrin de survie et lieu de transformation sociale dans toutes les communautés d’esclaves ou anciens esclaves. La Nature, sacralisée et divinisée, se fait refuge en ses recoins les plus inatteignables, ré-invention de l’espace public.
(Entre breakdance et capoeira) Le corps ne vaut pas comme instrument mimétique d’une action ou d’une représentation, il est au sens premier le médium d’une émotion ou d’une énergie – d’un feeling – qui circule entre les danseurs et le public. L’espace (…) qui voit se succéder les figures individuelles des danseurs, est un cercle. Ce lieu géométrique qui favorise la participation – géométrie où la communauté primitive se retrouve, sert de cadre au défi que les danseurs se lancent dans une série de variations autour de figures de base. Bazin, 1995
Changement de paradigme historique, les expressions culturelles issues de l’esclavage, à leur origine « animalisées » ou sévèrement punies (cf Danses créoles vues…par les colons) font aujourd’hui l’objet d’un foisonnant travail de recherche et de préservation, notamment au sein de l’UNESCO, à travers son département « Patrimoine Culturel Immatériel » (PCI). Les combats pour la reconnaissance (menés par des intellectuels et politiques, représentés notamment par Aimé Césaire), ont porté leurs fruits.
Le PCI s’intéresse aux traditions ou expressions vivantes héritées des ancêtres et transmises aux descendants, comme les traditions orales, les arts du spectacle, les pratiques sociales, rituels et événements festifs, les connaissances et pratiques concernant la nature et l’univers ou les connaissances et le savoir-faire nécessaires à l’artisanat traditionnel.
Ces expressions culturelles ont été transmises de génération en génération, qu’elles ont évolué en réaction à leur environnement et qu’elles contribuent à procurer un sentiment d’identité et de continuité, établissant un lien entre le passé et, à travers le présent, le futur. Ces pratiques contribuent à la cohésion sociale, stimulant un sentiment d’identité et de responsabilité qui aide les individus à se sentir partie d’une ou plusieurs communautés et de la société au sens large.
En savoir plus, sur le site de l’UNESCO
Loin d’être figées, les expressions culturelles issues de l’esclavage sont les graines de multiples contres-courants et le fruit de multiples reconnaissances. Elle continuent d’évoluer et de se construire entre tradition et modernité :
Capoeira vs Breakdance
Le courant « Mangue Beat » brésilien : Des grooves d’esclaves dans la boite à rythmes électros