« Corpo qui é nego, sa ta bai/Coraçom, q’ê forro, sa ta fica »
(« Le corps qui est noir, s’en va/Le coeur qui est libre, reste »)
Extrait du documentaire « Batuque » de Julio Silvão Tavares (2006) – Laterit Productions
La culture musicale capverdienne est très ancienne, avec des racines et des influences remontant parfois jusqu’à plusieurs siècles.
Peuplé par des européens et par des esclaves africains, le Cap-Vert est un pays de fort métissage. Dernière étape avant la grande traversée de l’Atlantique, l’archipel a attiré une multitude de bateaux venant d’autant de pays, contribuant un peu plus à chaque passage au grand brassage des techniques, des mélodies, des thèmes et des rythmes. Au carrefour de quatre continents, les musiciens n’ont eu de cesse d’absorber, d’intégrer les découvertes qu’ils faisaient au gré des rencontres.
Cola, Kola, Cola-boi, Sanjon, Sanjom: autant d’appellations et de variétés pour un genre musical profondément enraciné dans les îles, puisqu’il s’agit probablement du tout premier style chanté et dansé au Cap-Vert, bien avant le batuque dont il serait l’ancêtre et la Morna, transportée internationalement par Cesaria Evora. Elle rappelle à juste titre certaines danses africaines, il est plus que probable que son origine remonte aux premiers temps du peuplement des îles par les esclaves. On retrouve des danses similaires au Brésil ou à Cuba, et, il y a près de trois siècles, la Chegança était interdite à Lisbonne par un décret donnant une description quasi-identique à celle de la cola.Le rythme est simple et répétitif, rapidement identifiable.
En 1946, le président du conseil de São Vicente interdit la cola-sanjon: « une danse, au son du tambour, exécutée par deux couples ou par quatre femmes, avec pour finalité et avec grande violence, de s’entrechoquer le ventre, pour mieux se coller, en relevant parfois la jupe pour laisser son ventre à découvert ». Dans la foulée, les autorités portugaises interdirent les tambours dans la ville et l’usage de jupes trop courtes pour couvrir le genou, jusqu’à l’indépendance.
Comme son nom l’indique, la Cola Sanjon est très en vogue au moins de juin, quelques jours avant la Saint-Jean, principalement sur les îles de Santo Antão, de São Vicente et de São Nicolau. De nombreuses fêtes sont organisées, le point culminant étant atteint le 24 juin. La R de la Sanjon est le grand rassemblement populaire du milieu d’année. Populaire, il l’est indéniablement, il n’y a aucune véritable organisation, aucun spectacle sur scène, on se contente de respecter les traditions ancestrales. Une messe est donnée, puis, à l’extérieur, les navizins sont bénis par le prêtre. Il s’agit de reproductions de bateaux portés à la ceinture par des danseurs, eux-mêmes encadrés par une troupe de tambours battant le rythme immuable de la Sanjon. Un jury choisit le navizin le plus réussi puis la meilleure troupe percussionniste, puis les meilleurs danseurs. En soirée, les feux de la SanJon sont allumés (lumnara), et l’on continue de danser au rythme des tambours et des sifflets qui ne veulent pas se taire. Sans grand compositeur connu, les cola se transmettent de génération en génération, à l’occasion des nombreuses romarias et fêtes de saints.
Tout comme la cola dont il serait un dérivé, le batuque est une musique des champs et des campagnes, celle qui animait les rassemblements familiaux ou religieux, celle qui faisait peur aux autorités coloniales à tel point qu’ils l’interdirent, sans grande efficacité. Outre le fait d’être une musique des îles du sud de l’archipel, et plus particulièrement de l’île de Santiago, l’une des particularités du batuque est que, traditionnellement, il est joué par des femmes: un tissu noué autour de la taille, elles dansent au milieu d’autres qui, assises, tapent la mesure sur un paquet de tissus coincé entre les cuisses (puisque les maîtres blancs avaient interdit les tambours, et, plus généralement, tout ce qui pouvait rappeler l’Afrique).
Parmi les danseuses, une femme chante accompagnée du choeur des femmes assises. Comme s’il s’agissait d’une prophétesse inspirée par Dieu, l’assistance peut écouter ses improvisations pendant plusieurs heures sur les faits marquants de la vie agricole, donner des conseils sur la vie amoureuse ou sexuelle, ou entamer des concours de poésie avec ses concurrentes (c’est le finaçon). Peu enclin à tolérer ces incantations et ces comportements trop érotiques, l’Eglise fit pression pour faire interdire le finaçon. En 1866, l’administration interdit le batuque, qui « fait offense à la morale, à l’ordre et à la tranquillité publique, et qui s’oppose à la civilisation ».